Émission diffusée le 5 août 2007

Extraits de l’émission :

Aurélie Godefroy : Aujourd’hui, nous allons évoquer les douze liens interdépendants, ceux qui permettent de déterminer notamment nos renaissances futures. Ils constituent l’une des principales caractéristiques de l’enseignement du bouddhisme, mais leur enchaînement n’est pas toujours très facile à comprendre. Nous avons donc décidé d’y consacrer deux émissions. Quel est leur rôle ? Qu’est ce qu’ils représentent ? Comment leur connaissance peut-elle nous aider à nous libérer de la souffrance ? C’est ce que nous allons voir tout de suite avec notre invité, Pierre Arènes.

Pierre Arènes, bonjour. Vous avez été chercheur au CNRS, notamment en bouddhologie, chercheur également au Collège de France et vous êtes actuellement Directeur d’études au Centre de Dagpo Rimpoché. Pour commencer cette émission, j’ai envie de vous demander à quoi correspondent tous les termes qu’on peut utiliser, lorsqu’on évoque ces douze liens interdépendants, que ce soit la chaîne, le chaînon, le cercle ?

Pierre Arènes : En ce qui concerne la chaîne, c’est assez facile à comprendre dans la mesure où les douze liens sont justement interdépendants, c’est-à-dire que chacun dépend du précédent et lui-même permet le suivant. On se retrouve dans la même situation que les chaînons d’une chaîne, qui sont liés les uns aux autres d’une manière très étroite. En ce qui concerne le cercle, c’est un peu différent. Les douze liens interdépendants sont une illustration du mécanisme par lequel on reprend naissance dans le samsara. Or, le samsara se définit comme le fait de reprendre naissance sans liberté, encore et encore, par la force du karma et de ce que l’on appelle les facteurs perturbateurs.

A.G. : Qui est très bien illustrée dans ce qu’on appelle la roue des existences ?

P.A. : La roue des existences est découpée en six secteurs, qui ressemblent un peu aux ailes d’un moulin, et autour d’un centre. Ces six secteurs correspondent à six modes d’existence ou six mondes, qui sont le monde des dévas, le monde des demi-Dieux ou des Titans -cela dépend des traductions que l’on peut en donner- le monde des animaux, le monde des Enfers, et le monde des êtres humains. On trouvera au centre de cette roue, dans le moyeu de la roue, justement ce qui constitue la cause de cette errance, de ce chemin, le fait de tourner dans ces différentes existences, trois animaux qui sont en général le porc, le serpent et le coq.

A.G. : C’est ce qu’on appelle aussi les trois poisons mentaux ?

P.A. : Voilà, ce sont les trois poisons. Pourquoi poison ? Parce que, bien sûr, ils ont des conséquences négatives pour nous. L’ignorance, représentée par le porc, est la cause des deux autres, de l’aversion et de l’attachement. Et surtout l’ignorance est la cause des douze liens interdépendants. C’est à cause de l’ignorance que nous reprenons naissance dans le samsara, que ce soit d’ailleurs pour des renaissances favorables ou défavorables.

A.G. : Avant d’aborder précisément chacun des douze liens, est-ce que vous pouvez nous les rappeler tous ?

P.A. : Cela commence par le haut de la roue : vous avez l’ignorance. Ensuite, vous trouvez les karmas introducteurs ou les karmas projetants. - cela dépend de la manière dont on traduit les termes sanscrits ou tibétains - Ensuite vous trouvez la conscience qui, elle-même, donne naissance à ce qui produit le lien suivant, qui est le nom et la forme. Après, nous trouvons les six bases de connaissance ou les six sphères de connaissance, lesquelles servent de base à la sensation. Et la sensation permet la soif, laquelle permet l’avidité,ce qu’on appelle l’existence et l’existence elle-même, c’est ce qui va commander la naissance et après la naissance, on trouve évidemment la vieillesse et la mort, qui est le douzième lien interdépendant.

A.G. : Alors revenons au premier de ces douze liens interdépendants, qui est l’ignorance initiale. Pourquoi la qualifie-t-on d’initiale ?

P.A. : Il y a au moins deux raisons. La première raison, c’est que c’est elle qui permet le déroulement des douze liens.

A.G. : Comment la représente-t-on sur la roue de l’existence ?

P.A. : Cette ignorance initiale est représentée par une vielle femme aveugle, qui se dirige à l’aide d’un bâton. Elle est tout à fait en haut de la roue de l’existence.

A.G. : Qu’est ce que ça symbolise ?

P.A. : La cécité de cette vieille femme représente l’obscurité caractéristique de l’ignorance. Son bâton représente une perception erronée de la réalité. Erronée, car le bâton ne lui permet que d’avoir une connaissance du terrain, très partielle et insuffisante.

A.G. : Il y a deux formes d’ignorance. Est-ce que vous pouvez nous les détailler ?

P.A. : La première est l’ignorance causale, elle est assez facile à comprendre. Ce n’est pas la plus importante, on peut en parler assez rapidement. Elle consiste simplement au fait d’ignorer quelle cause ou quel acte va engendrer telle conséquence bonne et quel acte ou quelle cause va engendrer telle conséquence mauvaise.

A.G. : Et la deuxième forme ?

P.A. : La deuxième est la plus importante, parce qu’elle commande toutes nos renaissances dans le samsara, bonnes ou mauvaises. Cette ignorance est ce qu’on appelle l’ignorance de la saisie erronée du moi, du je, du soi. Par exemple, dans la vie quotidienne, il y a plusieurs exemples possibles. En particulier, lorsqu’on se trouve au bord d’un précipice ou au bord d’un toit et que l’on a peur de tomber, on a l’impression qu’on va chuter. Ou bien encore, à un autre moment, lorsque, publiquement, on est accusé, à tort, d’avoir commis un acte négatif. A ce moment là, on a un très puissant sentiment du soi, qui occupe toute la scène de l’esprit, qui est pensé, saisi, sans référence à quoi que ce soit d’autre, que ce soit la base physique de ce moi ou sa base mentale. Donc cette expérience là est une expérience qui correspond à une saisie du soi erronée, qui est en général innée, qui est latente, et qui, parfois, dans ces circonstances là, sort. Et c’est cette saisie du moi qui préside à tous nos actes.

A.G. : Justement, on arrive au deuxième lien interdépendant, qui est ce qu’on appelle à la fois le karma introducteur, mais aussi karma projetant. En quoi consiste-t-il ?

P.A. : D’abord je voudrais revenir en arrière sur cette saisie du soi erronée, parce que, si l’on saisit notre je, notre moi, comme existant d’une manière absolue, on est amené à lui accorder une très grande importance. On est amené à se chérir soi-même d’une manière excessive, peut-être au détriment des autres. Parce qu’à partir du moi, l’idée de l’Autre va naître. Il va présider à tous nos actes et va avoir pour but de protéger ce soi, ou de lui procurer ce qui lui apparaît le plus favorable et souvent au détriment des autres.

A.G. : Donc cela se traduit dans tous nos actes ?

P.A. : Voilà, ce qui va nous amener à cumuler des actes particuliers. Ce qui me permet de revenir à la question que vous m’avez posée tout à l’heure du second lien interdépendant, à savoir ce qu’on appelle les karmas introducteurs ou projetants.

A.G. : Comment les symbolise-t-on dans la roue de l’existence ?

P.A. : Le karma introducteur ou projetant est représenté juste après la vieille dame qui est aveugle, par un potier en train de tourner un pot ou de modeler un pot. Cette représentation signifie que, de la même manière que le potier modèle ce pot ou le fait exister, de la même manière notre karma va modeler nos existences futures.

A.G. : Donc ce karma entraîne l’empreinte en quelque sorte, qui va rester dans notre conscience, c’est le troisième lien interdépendant. Quelle est sa fonction, à cette conscience ?

P.A. : Ce troisième lien va être le résultat des deux premiers. On l’appelle la conscience et elle est représentée sur la roue des existences, par un singe. Pourquoi ? Parce que, de la même manière que le singe saute de branche en branche, notre esprit est tout le temps en train de vagabonder d’un objet à un autre. Cette fameuse conscience, quelle est-elle ? Eh bien c’est le moment de notre esprit où cette empreinte karmique s’est déposée. Donc on voit bien que ce lien est bien le suivant de cette volition, qui s’est achevée, qui a laissé une empreinte karmique. On peut donner un exemple de cela. Ce sera le fait que, admettons, vous aimiez faire de la pêche à la ligne. Soit vous rejetez les poissons et vous ne leur faites pas de mal. Mais en admettant que vous aimiez la friture et que vous soyez amené à tuer les poissons, à un moment donné, il va falloir qu’il y ait dans votre esprit cette intention de capturer, de tuer les poissons, c’est-à-dire cette volition : l’esprit va se tourner vers cette idée de tuer le poisson, et lorsque cette volition va cesser, elle va laisser place dans le courant de conscience à une empreinte qui va être qualifiée de karmique, et qui, en l’occurrence, va être une empreinte négative, bien sûr.

A.G. : Ce qui nous amène au nom et à la forme, représentés par deux hommes sur un bateau, dans la roue de l’existence. Que symbolise cette représentation ?

P.A. : Déjà le fait qu’il y en ait deux : l’un correspond au nom et l’autre à la forme. Ensuite le bateau : on peut penser qu’il s’agit de ce bateau qui va nous mener d’une existence à l’autre, de notre corps, de nous-mêmes, de l’individu que nous allons être, à partir de cette naissance jusqu’à notre décès.

A.G. : Quelle est la fonction de ce lien interdépendant ?

P.A. : Ce lien interdépendant est le début en quelque sorte de l’existence, du nouvel être qui a repris naissance. Comment se définit-il ? La forme est ce qui est le plus facile à comprendre. Le nom et la forme correspondent à peu près à ce qu’on appelle les cinq agrégats. D’un côté il y a un agrégat qui est celui de la forme et qui correspond au corps, en l’occurrence ici, qui correspond aux cellules parentales. Puis il y a quatre autres agrégats qui correspondent à l’esprit : ce sont l’agrégat de la sensation, des formations volitionnelles, de l’identification et de la conscience. Grosso modo, c’est l’esprit. Et cela correspond évidemment au contenu mental, qui s’est inséré dans les cellules parentales, au moment de la naissance. On a affaire à ces deux parties, disons, pour simplifier, forme et esprit, qui sont, bien sûr, à l’état embryonnaire, à ce moment là. Il y a déjà un début d’existence de l’individu, à ce moment là.

A.G. : Ce qui nous amène au dernier lien que nous allons évoquer aujourd’hui, le lien des sphères de la connaissance. Est-ce que vous pouvez nous expliquer la jonction qui se fait entre ce lien et celui du nom et de la forme ?

P.A. : C’est assez facile car ce lien des bases de la connaissance est la continuation du développement de l’individu qui a repris naissance, de l’embryon. Il est représenté sur la roue des existences par une maison, un édifice percé de six fenêtres, qui représentent justement ces six bases de connaissance, qu’on peut réduire en fait à six facultés sensorielles. Pourquoi six facultés sensorielles, parce que, dans notre tradition Occidentale, on parle plutôt de cinq sens. C’est tout simplement que dans la tradition Indienne, la tradition bouddhique en tous cas, le sixième sens, c’est la conscience. Donc, on a les cinq autres facultés sensorielles, l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût, le toucher, plus la conscience. Et ces six facultés sensorielles vont se développer peu à peu. Elles débutent à partir de la neuvième semaine, après la conception et elles vont durer jusqu’à ce que les modifications produites par le contact avec un objet puissent être enregistrées.

A.G. : Merci beaucoup, Pierre Arènes.


Livres présentés lors de cette émission :

Le Cœur des Enseignements du Bouddha

Thich Nhat Hanh

Editions : Table Ronde Editions de la

ISBN : 2 7103 0987 4

Les enseignements du Bouddha sur la transformation et la guérison sont très profonds. Ils ne sont pas théoriques mais doivent être pratiqués dans notre vie quotidienne. Le Bouddha a enseigné la vérité de la souffrance, mais il a aussi enseigné la vérité de « vivre heureux avec ce qui est ». Un livre référence très complet sur le cœur des enseignements du Bouddha, que sont les 4 Nobles Vérités et l’octuple Sentier en particulier.


Pour comprendre la voie bouddhiste

Gyalwang Drukpa

Editions : Editions Claire Lumière

ISBN : 2 905998 52 0

"Pour comprendre la voie bouddhiste" est un recueil de conférences publiques données par Sa Sainteté Gyalwang Drukpa en Europe et en Asie, comprenant notamment les Conseils spirituels pour le nouveau millénaire délivrés à Plouray, en Bretagne, à l’aube de l’an 2000.

Dans un style très direct, Sa Sainteté tente de nous faire comprendre ce qu’est le bouddhisme au-delà de nos croyances étroites : non pas un ensemble de coutumes, non pas une religion, mais une voie vers la vérité universelle, fondée sur la compassion et la sagesse.

Son enseignement, privilégiant le sens et se défiant de l’attachement aux formes, est une invitation à la compréhension vraie, dont la dynamique s’épanche dans le plus profond du cœur."


Au Seuil de l’Eveil

Dilgo Khyentsé Rimpoché

Editions : Padmakara Editions

ISBN : 2 9069 49 17 5

Dilgo Khyentsé Rimpoché était l’un des plus grands maîtres de méditation de notre temps, mais aussi un écrivain, un poète et un philosophe accompli. De nombreux maîtres bouddhistes, dont Sa Sainteté le DalaÏ-Lama ont fait de lui leur guide spirituel.

A travers l’explication de « l’excellente Voie de l’Éveil », texte de pratique écrit par Jamgyang Khyentsé Wangpo au 19e siècle, Dilgo Khyentsé Rimpoché offre ici un exposé clair et concis du bouddhisme tibétain et de précieux conseils pour franchir le seuil de l’Éveil.

Présentation : Aurélie Godefroy

Réalisateur : Michel Baulez

Remerciements à Madame de Mareuil pour sa collaboration à la rédaction de la transcription de l’émission.