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Shankara et la non-dualité

Parmi les quelques philosophes indiens dont la notoriété, en dehors des cercles de spécialistes, s’est étendue jusqu’en Occident, le nom de Sankara brille d’un éclat exceptionnel. La pensée brahmanique, pour ceux des « honnêtes hommes » d’aujourd’hui qui lui reconnaissent quelque importance, se ramène pour l’essentiel au Vedanta non dualiste, et ce dernier est identifié le plus souvent à la personne même de Shankara. C’est à lui que font régulièrement référence un René Guénon ou un Romain Rolland. C’est à sa doctrine que Rudolf Otto confronta la pensée de Maître Eckhart dans son célèbre essai de 1926, Mystique d’Orient et mystique d’Occident,comparaison poursuivie plus près de nous par R. Barzel dans Mystique de l’ineffable dans l’hindouisme et le christianisme. C’est de lui que se réclament également la plupart des maîtres spirituels hindous dont le rayonnement a gagné l’Europe occidentale et spécialement la France au cours des trois dernières décennies.

Cette actualité peut surprendre de la part d’un auteur né au Kerala à la fin du VIIè ou au début du VIIIè siècle de notre ère, qui a passé la majeure partie de sa courte existence en pérégrinations sur les chemins poussiéreux de l’Inde médiévale et dont l’univers mental semble devoir se situer à des années-lumière des préoccupations intellectuelles de la modernité. En fait, si cet enseignement a conservé jusqu’à nos jours toute sa fraîcheur, c’est qu’il exprime vraiment le fond des tendances indiennes : cette aspiration à éprouver pour ainsi dire dans sa chair la non-dualité, et pas seulement à l’approcher par la voie des concepts. Représentons-nous quelque chose comme un Parménide des bords du Gange, s’appliquant non seulement à démontrer l’absolue unité de l’être mais se montrant également soucieux de faire partager à ses disciples son expérience vécue de cette unité. Il n’a certes pas été le seul, ni sans doute le premier à proposer cette voie abrupte, censée mener au-delà de la condition humaine et des souffrances liées à elle. Mais aucun de ses nombreux et souvent brillants successeurs ne retrouvera exactement le ton shankarien, cette unique alliance de pathos existentiel et de rigueur, d’érudition védique et de sens mystique, de conservatisme aristocratique et d’universalisme.

Encore convient-il, pour que cette doctrine nous soit restituée avec toute sa prégnance et son tranchant initial, pour que l’homme du XXIè siècle puisse à son tour en capter le message, de la dégager de toute une gangue de traditions mythologiques, ritualistes et sociales qui la masquent et la défigurent à nos yeux, d’expliciter également les multiples présupposés catégoriels, grammaticaux, logiques, épistémologiques qui commandent son style d’exposition, et dont l’ignorance peut créer une impression d’arbitraire là même où l’auteur s’exprime avec une parfaite cohérence. C’est précisément ce que l’on a tenté de faire ici : dépoussiérer cette pensée, de manière à procurer au lecteur contemporain, en une brève synthèse dégagée de tout souci d’érudition, un accès aussi large et direct que possible à une œuvre dont la puissance d’inspiration transcende le déroulement des siècles.

Collection : Aventure Interieure

Editeur : Bayard Culture

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