Émission diffusée le 12 août 2007

Extraits de l’émission :

Aurélie Godefroy : Est-ce qu’on peut rappeler brièvement en quoi consistaient les cinq premiers liens interdépendants ?

Pierre Arènes : Le premier était l’ignorance, définie essentiellement comme la saisie erronée du soi. Le deuxième lien était le karma introducteur, introducteur, parce qu’il allait permettre de nouvelles renaissances. Le troisième était la conscience, en deux parties : la conscience du moment de la cause et la conscience des résultats, laquelle prenait place au tout début de la deuxième vie. Cela impliquait déjà que deux vies sont nécessaires pour que ces douze liens puissent se produire. Après la conscience du résultat, il y avait le nom et la forme, qui correspondaient à l’embryon, au tout début de l’être qui venait de naître. Ensuite, après le nom et la forme, il y avait le développement des facultés sensorielles de l’individu, qui commençait à partir de la neuvième semaine de conception et qui s’achevait au moment où justement le lien suivant pouvait se produire, c’est-à-dire à partir du moment où une modification engendrée par le contact avec un objet pouvait être enregistrée.

A.G. : ceci nous amène au sixième lien interdépendant, qui est le lien du contact. Pouvez vous nous expliquer comment il est figuré sur la roue des existences ?

P.A. : Le lien du contact est figuré par un homme et une femme, qui s’embrassent. Ce contact physique consiste simplement en la réunion d’un objet, d’un sens et d’une conscience et lorsque ces trois éléments sont réunis, la fonction du contact est d’enregistrer l’objet, de telle manière que le lien suivant puisse l’expérimenter, comme étant agréable, désagréable ou neutre.

A.G. : Mais on ne peut pas l’expérimenter, c’est-à-dire que la sensation n’est pas encore là ?

P.A. : C’est exactement cela. C’est un peu difficile de distinguer les deux, parce que ce lien du contact, en réalité, est une sorte de matrice, une empreinte, qui, après, va être interprétée comme étant agréable, désagréable ou neutre.

A.G. : Donc on arrive là à la sensation, qui est le septième lien, qui est figuré comment sur la roue des existences ?

P.A. : La sensation est représentée par un homme qui reçoit une flèche dans l’œil. C’est une sensation forte, sûrement désagréable, ce qui permet de dire qu’il y a trois types de sensation, évidemment, agréables, désagréables et neutres. Et, pour revenir au facteur lui-même, la sensation, elle est à la fois un facteur mental et à la fois un agrégat. Mais gardons son aspect de facteur mental. Sa fonction est d’expérimenter l’objet selon ces trois modalités. Et ce qui est expérimenté, il est dit que ce sont des karmas portés à maturité, c’est-à-dire que chacune des sensations est le résultat en fait d’un karma accumulé : pour une sensation agréable, un karma positif, pour une sensation désagréable, un karma négatif, et pour une sensation neutre, une empreinte karmique neutre.

A.G. : Nous en venons au lien de la soif, qui, lui, n’est plus un facteur mental, on passe à autre chose ?

P.A. : La soif est une forme de l’attachement et l’attachement est aussi un facteur mental, mais d’un autre ordre, disons.

A.G. : Comment la représente-t-on ?

P.A. : La soif est représentée par un homme auquel on sert à boire et certains commentateurs disent qu’il boit de l’alcool. Pourquoi de l’alcool ? Parce qu’on dit que boire de l’alcool n’étanche pas la soif, au contraire, elle la rend encore plus intense.

A.G. : Tout comme, dans le samsara, les désirs appellent d’autres désirs ?

P.A. : Exactement. Donc cette fameuse soif est une forme d’attachement, disons qui se spécialise, qui s’exerce. Par exemple, par rapport aux sensations positives dans le sens qu’il y a un désir de les prolonger, par rapport aux sensations négatives, un désir d’être séparé de celles-ci et par rapport aux sensations neutres, le désir qu’elles ne déclinent pas. Et cette soif a une fonction très importante, qu’on a vu un peu tout à l’heure, lorsqu’on a parlé des fameuses empreintes karmiques qui allaient se prolonger et permettre la naissance et l’apparition de la conscience du monde des résultats. Pourquoi ? Parce qu’on avait dit que l’empreinte karmique était arrosée par la soif et l’avidité.

A.G. : Donc, c’est pour cette raison aussi que le lien suivant, qui est le lien de la saisie, est un peu une continuation du lien de la soif, même s’il y a une différence, qui est quand même assez importante ?

P.A. : Oui, c’est tout à fait une continuité du lien de la soif, c’est ce qu’on appelle l’avidité, qui est représentée sur la roue de l’existence par, soit une femme, soit un homme, soit un singe, en train de s’emparer d’un fruit. Le fait de s’emparer est l’avidité, qui fait qu’on se porte vers un objet, et cela marque bien la différence avec la soif, car la soif, le lien précédent, était une sorte de désir de ne pas séparer les sensations agréables, mais qui s’appliquait aux sensations.

A.G. : Alors que l’avidité, c’est le moyen pour justement accéder à ces sensations ?

P.A. : Voilà. L’avidité s’attache plutôt aux objets qui entraînent les différents types de sensation. C’est à ces objets qu’elle s’intéresse, mais pas directement aux sensations.

A.G. : Alors qu’une fois que cette empreinte karmique est portée à maturité, on arrive au lien interdépendant du devenir. Pourquoi ce lien est-il très important et comment le représente-t-on ?

P.A. : Le devenir est l’aboutissement de ce processus, c’est-à-dire qu’on a le karma introducteur qui, sous la forme de l’empreinte karmique, a été porté à maturité par cette fameuse soif, cette fameuse avidité et qui, de ce fait, a acquis la faculté de produire une nouvelle naissance, une renaissance, et cette faculté de produire une nouvelle naissance, c’est cela qu’on appelle le devenir, dans certaines traductions, l’existence. Le devenir est figuré par une femme enceinte. On ne peut pas mieux le figurer, puisque c’est un être en devenir justement.

A.G. : Donc on arrive au lien de la naissance, où on voit une femme accoucher ?

P.A. : Cette naissance a quelque chose de particulier : elle commence à partir du moment où le courant de conscience s’introduit dans les cellules parentales. Elle commence au même moment que le moment où débutent le nom et la forme. Ce sont les mêmes agrégats en réalité. Et ce qu’il y a de particulier en ce qui concerne ce lien interdépendant de la naissance, c’est qu’il commence bien à la naissance, et qu’il continue jusqu’au moment de la mort.

A.G. : Donc on est toujours dans ce onzième lien ?

P.A. : Voilà, on est, vous, moi, dans ce onzième lien.

A.G. : Et on arrive donc au dernier lien des douze liens interdépendants : la vieillesse, la mort et la souffrance. Pourquoi ce lien est-il le dernier mentionné dans la chaîne des liens interdépendants ?

P.A. : Naturellement, s’il y a naissance, il va y avoir aussi mort. Qu’est ce que c’est que le vieillissement et la mort ? En réalité, le vieillissement commence aussi au deuxième instant après la conception, il ne correspond pas tout à fait à ce que, nous, nous entendons par vieillissement. Pour nous, le vieillissement arrive après une maturité. Dans la tradition bouddhiste, le vieillissement commence juste au deuxième instant après la conception. Ce sont ces modifications qui vont affecter l’agrégat de la forme, disons le corps, les cellules parentales qui vont se développer et la suite, ce sont les modifications qui vont affecter ce corps, embryonnaire, puis développé jusqu’à sa fin, qui est appelé vieillissement. Quant à la mort évidemment, c’est la destruction de cet agrégat de la forme, de ce corps.

A.G. : Sur combien de vies tout cela s’établit ?

P.A. : De toute manière, il faut au moins deux vies, on l’a vu tout à l’heure. La conscience du moment du résultat ne pouvait se produire qu’au début d’une vie suivante. Et il faut comprendre qu’entre la conscience du moment de la cause et la conscience du moment des résultats, il peut y avoir de nombreuses vies. Quand on dit deux vies, c’est deux vies pour le même cycle. C’est-à-dire que vous avez la conscience du moment de la cause et la conscience du moment des résultats. Entre les deux, si l’empreinte karmique n’a pas été portée à maturité, il peut se passer de nombreuses vies. Mais il faudra une deuxième vie quand même pour que le cycle continue. Et au maximum, on a besoin de trois vies pour que les douze liens interdépendants puissent se déployer.

A.G. : Est-ce qu’on peut reprendre brièvement ce processus en sens inverse, à la rigueur, pour voir comment tout cela s’enchaîne ?

P.A. : On peu concevoir, en revenant en arrière, comment ça se défait comme un château de cartes. Si vous n’avez pas la naissance, vous n’aurez pas la mort et si vous n’avez pas le devenir, vous n’aurez pas la naissance. Si vous n’avez pas la soif, l’avidité, vous n’aurez pas et ainsi de suite. On peut remonter ainsi à la cause première, si je puis dire, qui est l’ignorance.

A.G. : Alors justement, est ce qu’on peut se libérer du cycle des renaissances dans le samsara ? Est-ce qu’il y a un moyen ?

P.A. : Il y a un moyen, sinon le bouddhisme n’aurait pas de raisons d’être, si c’était pour enregistrer l’état des choses. C’est que cette ignorance qui nous affecte depuis des temps sans commencement, d’après la tradition bouddhiste, n’est pas quelque chose qui fait partie de la nature de notre esprit. Comme elle ne fait pas partie de la nature de notre esprit, elle peut donc être éliminée. Comment ? A l’aide de ce qui est directement opposé à l’ignorance, à la saisie erronée du soi, c’est-à-dire la sagesse supérieure, qui voit le je, le moi, comme il est réellement, c’est-à-dire dépendant.

A.G. : Et c’est ce qui nous permet donc de renaître d’une façon plus libre ?

P.A. : A partir du moment où on n’a plus cette saisie erronée, on ne voit plus le soi d’une manière absolue, on le voit comme quelque chose de dépendant et comme quelque chose de vide d’existence. C’est là d’ailleurs que se place la théorie de la vacuité, comme vide d’existence. A partir de ce moment là, on n’a plus la même relation à ce soi. On n’est plus amené à renaître sans liberté, dans les différents mondes du samsara. Mais alors, on peut se demander ce qu’on devient, si on ne renaît pas dans ces différents mondes ?

A.G. : Oui, cela ne signifie pas non plus l’anéantissement ?

P.A. : Voilà. On pourrait se dire qu’on sort du samsara, mais entre souffrir dans le samsara et ne plus être du tout, on pourrait préférer continuer à errer dans le samsara. En réalité, on peut très bien être libéré du samsara et renaître, mais on choisit à ce moment là de renaître : soit dans les Terres pures de Bouddha ou bien encore dans les mondes d’existence dont je vous ai parlés tout à l’heure. Et si on choisit l’existence humaine, on va bien sûr être amené à naître et à mourir, mais la différence avec ce qui nous arrive à nous, êtres ordinaires, qui souffrons, quelqu’un qui sera libéré du samsara n’éprouvera pas les souffrances afférentes à la naissance, au développement et à la mort.

A.G. : Merci beaucoup, Pierre Arènes, pour tous ces éclaircissements.


Livres présentés lors de cette émission :

La Voie commence là où vous êtes

Pema Chödrön

Editions : Table Ronde Editions de la

ISBN : 2 7103 0977 7

La Voie n’est pas « ailleurs », « demain » ou « quand nous aurons changé ». Elle est là où nous sommes, dans l’instant tel qu’il est, incluant l’état intérieur qui est le nôtre : notre humeur du moment vécue sans conflit.


Le Silence du Bouddha

Raimon Panikkar

Editions : Actes Sud Editions

ISBN : 2 7427 6523 9

Nous ne pouvons de nos jours rester sourds à la voix d’autres peuples et d’autres cultures. Mais pour entendre, sans faire d’erreurs d’interprétation, il faut prêter attentivement l’oreille. le silence du Bouddha pourrait peut-être devenir éloquent pour tous ceux qui sont saturés de verbiages tant scientifiques et religieux.


Le dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme

Philippe Cornu

Editions : Editions du Seuil

ISBN : 2 0208227 83

Un véritable outil de consultation, d’information, de travail et de recherches à destination non seulement des étudiants mais également d’un large public intéressé par les divers aspects du bouddhisme. Il se propose de faire le point de l’ensemble des connaissances disponibles à la fois dans les traditions bouddhiques elles-mêmes et dans les travaux occidentaux sur le bouddhisme.


La Roue de la Vie

Jean-Claude Sergent, Hervé Denonain

Editions : Guy Trédaniel Editions

ISBN : 2 84445 134 9

La Roue de la Vie permet de saisir la manière dont les êtres humains fonctionnent afin de sortir de l’ignorance fondamentale dans laquelle nous sommes, pour la plupart, trop souvent plongés. On suivra pas à pas - pour les éviter - les images, les pièges et les travers dont l’enchaînement imparable conduit à la douleur et à la souffrance.

Présentation : Aurélie Godefroy Réalisateur : Michel Baulez

Remerciements à Madame de Mareuil pour sa collaboration à la rédaction de la transcription de l’émission.