Émission diffusée le 16 décembre 2007

Extraits de l’émission :

Aurélie Godefroy : Cette émission est aujourd’hui consacrée au temps, cette source de questionnement avec laquelle vivent tous les êtres humains. Car si l’approche qu’on peut en avoir représente une des causes de nos souffrances, il peut aussi nous conduire vers notre libération. Ce caractère fondamentalement ambivalent du temps est basé sur deux notions essentielles dans le bouddhisme : l’impermanence et l’interdépendance.

Pour comprendre ce sujet complexe, nous allons nous baser sur la grande œuvre de Maître Dôgen, le Shôbôgenzô, avec les éclairages de notre invitée, Yoko Orimo, diplômée de l’’Ecole pratique des Hautes Etudes, traductrice de l’ensemble de l’œuvre de Maître Dôgen. Pouvez-vous rappeler la personnalité de Maître Dôgen ?

Yoko Orimo : Il naît le premier mois lunaire de l’an 1200 à Kyoto et meurt en automne en 1253, à Kyoto également. C’est lui qui a transmis l’enseignement du zen Sôtô au Japon, après avoir effectué ses études auprès de Maître Nojio en Chine, sous la dynastie des Songs. C’est un bouddhiste éminent bien sûr, mais Maître Dôgen est aussi un grand poète et un grand philosophe.

A.G. : Comment se présente le Shôbôgenzô ?

Yoko Orimo : Le Shôbôgenzô dans son ensemble est une immense métaphore, métaphore de la loi de l’univers, c’est à dire métaphore du Dharma, Dharma qui est le fondement même de cet univers entier et également le fondement de toute la pensée bouddhique. Or qui dit métaphore dit image. Ce qui caractérise le discours du Shôbôgenzô, c’est justement la profusion des images poétiques. Le discours du Shôbôgenzô est un discours à voir, dans lequel l’écriture et la peinture, le dire et le voir ne font qu’un.

A.G. : Revenons maintenant au thème d’aujourd’hui qui est le temps. Dans le Shôbôgenzô, le temps est souvent associé à l’impermanence, donc à la souffrance. Pourquoi sont-ils toujours associés ensemble ? Est-ce que c’est lié à l’évocation du samsara ?

Yoko Orimo : Tout à fait, parce que le temps est la marque suprême de notre finitude humaine. Nul ne saurait arrêter le temps. Il échappe à toutes nos tentatives de maîtrise. C’est aussi dans le temps que nous naissons, nous vieillissons, nous subissons les épreuves de la maladie et nous mourons. En un mot, c’est dans le temps que se poursuit le cycle sans fin des naissances et des morts, c’est-à-dire le samsara.

A.G. : On trouve dans votre livre, le tome trois de la traduction du Shôbôgenzô, une série de dessins qui illustrent justement cette idée du temps, à différents instants. Est-ce que vous pouvez nous en parler un peu ?

Yoko Orimo : Oui, tout à fait. D’abord une flèche horizontale qui représente le temps chronologique qui passe. Puis un point : c’est le moment de la méditation assise où s’arrête l’écoulement du temps chronologique. Ensuite une ligne verticale descend tout droit jusqu’au tréfonds de notre être par la puissance de la concentration de soi, c’est-à-dire samadhi. Apparaîtra alors un cercle, intemporel, symbole de la plénitude de l’infini. Le cercle représente également la demeure de la nature de l’Eveillé par excellence. Et c’est là où doit se tracer la route vers la porte du salut. Enfin le carré, le rectangle représentent le cadre de notre vie d’ici et maintenant, et aussi le cadre d’un tableau que l’homme éveillé doit réaliser à chaque instant, prenant pour matière justement sa vie d’ici et maintenant.

A.G. : On imagine qu’en fait ce temps est représenté de différentes façons selon les traditions, les cultures. Pouvez-vous nous expliquer les différences ?

Yoko Orimo : Oui, même si les choses sont infiniment plus complexes en réalité. On peut par exemple rappeler le contraste qui existe entre la conception linéaire du temps en Occident et la conception cyclique du temps en Orient, c’est-à-dire l’Inde et l’Asie. Et je voudrais également rappeler que la langue sino-japonaise ne possède que deux temps grammaticaux, c’est-à-dire le passé et le présent. Le futur en tant que temps grammatical n’existe pas, donc il s’exprime sous forme de suppositions, de souhaits, d’intentions ou de probabilités.

A.G. : Très bien. Alors prenons un exemple : celui d’une journée. Comment l’exprime-t-on dans la tradition sino-japonaise ?

Yoko Orimo : Dans la tradition sino-japonaise, une journée de 24 heures était divisée en douze parties, selon les douze animaux du zodiaque chinois : le serpent, le coq, le tigre, le rat, le chien… Par exemple l’heure du rat désignait 23 heures, minuit jusqu’à 1 heure du matin.

A.G. : Et donc dans ce découpage du temps, il y a une treizième heure ?

Yoko Orimo : On vient de voir justement la treizième heure. En réalité, c’est une heure qui n’existe pas, parce qu’il n’y a que douze heures dans une journée et la treizième heure, c’est le hors temps, dans lequel le temps chronologique et l’éternité ne font qu’un et si l’homme veut sortir de la temporalité, puisque la temporalité est profondément liée à la souffrance, puisque c’est le samsara, justement cette éternité, cet ailleurs du temps doit être cherché, non pas à l’extérieur du temps, mais à l’intérieur du temps chronologique qui passe.

A.G. : Est-ce qu’en Occident, c’est un peu ce qu’on pourrait appeler l’extase ?

Yoko Orimo : Oui, tout à fait. C’est au moment de la profonde concentration de soi, que les pratiquants bouddhistes atteignent ce que Dôgen appelle treizième heure.

A.G. : Justement vous venez de dire que Dôgen disait qu’il ne faut pas chercher l’Eveil en dehors de soi, mais que la nature de l’Eveil est à l’intérieur de soi-même. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette notion qui est assez compliquée ?

Yoko Orimo : La nature de l’Eveillé est identique à ce que Dôgen appelle « les liens en totalité ». C’est une totalité du tout en tout, sans extériorité, parfaitement indépendante et autonome. C’est grâce à la nature de l’Eveillé que le temps existe et non l’inverse.

A.G. : On sait aussi que l’enseignement du zen donne une importance primordiale à la notion d’ici et maintenant. Est ce qu’on peut essayer d’expliquer cette notion et pourquoi ce n’est pas un lien de hasard finalement ?

Yoko Orimo : Oui. « Ce qui est bien connu n’est pas connu. », dit un grand philosophe. En effet, l’ici, quoique omniprésent, doit avoir un sens tout à fait particulier, tout à fait personnel pour chacun de nous-mêmes. Par exemple, si j’ai la chance et le bonheur de dialoguer avec vous ici, devant des milliers de téléspectateurs, cet ici engage en réalité la totalité de mon itinéraire. Si je n’avais pas rencontré Maître Dôgen et son Shôbôgenzô, et si je n’étais pas venue en France faire mes études et s’il n’y avait pas la multitude des relations circonstancielles qui m’ont aidé à mon projet, je ne serais pas ici avec vous. Ce que je viens de dire doit être valable pour tout le monde. Chacun doit trouver dans sa présence d’ici et maintenant la synthèse de son vécu et une étape pour son avenir.

A.G. : On trouve dans le Shôbôgenzô que c’est le temps qui doit nous faire agir mais c’est le temps qui doit déterminer aussi la justesse de nos actions ?

Yoko Orimo : Oui, puisque le temps est avant tout la relation : relation de ce qui s’est passé, relation de ce qui se produit ici et maintenant et de ce qui va se produire ensuite. Et cette relation doit s’étendre jusqu’à la relation de tous les hommes et de tous les êtres de l’univers. Comment notre agir humain pourrait apporter du fruit, s’il n’est pas conforme à la volonté invisible et universelle de tous les existants de l’univers, de la passivité apparente de la vie mystique. Le mystique écoute et entend ce que j’appelle la résonance de l’univers. Il faut apprendre à écouter la résonance de l’univers auprès de la nature, puisque la nature prend ses formes en faisant écho aux dix mille existants qui la composent comme le ciel, la terre, le vent, la lumière, la lune, tout cela. Et dans la résonance qui existe entre un tout petit brin d’herbe et une rosée du matin, la totalité de l’univers est contenue, en tant que résonance.

A.G. : Pour terminer, j’aimerais qu’on revienne sur cette notion d’ambivalence du temps, puisqu’on l’a vu, c’est à la fois la cause de nos souffrances, de nos égarements, mais c’est aussi la voie vers notre délivrance. Pourquoi le temps est-il aussi ambivalent ?

Yoko Orimo : Vous venez d’évoquer à juste titre le caractère fondamentalement ambivalent du temps chronologique, du temps qui passe, mais cette ambivalence est justement celle de notre ambivalence humaine en tant que telle. Celle-ci peut être la source de la joie, du bonheur et du salut, mais aussi la cause de la souffrance ou du malheur, voire l’occasion de la chute. Or selon la doctrine du temps dynamique chez Dôgen, le temps est identique à l’existence et l’existence est identique au temps. C’est le temps, tout comme l’existence qui est le Dharma, qui englobe la totalité de l’enseignement bouddhique. Celui-ci a pour point de départ la doctrine de l’impermanence, qui est profondément liée à la souffrance humaine et pour point d’arrivée la doctrine de l’interdépendance de tous les êtres de l’univers. Nous devons tous mourir et disparaître un jour, en tant qu’individu. Mais si nous sommes profondément unis à l’ensemble de tous les êtres de l’univers, même la mort, même la disparition seront assumées et enterrées pour l’éternité dans la fonction vitale du cosmos tout entier.

A.G. : Et c’est là qu’on retrouve cette notion d’interdépendance qui est fondamentalement liée au temps. Yoko Orimo, on arrive à la fin de cette émission. Je crois que vous avez une très belle parole d’un poète, contemporain d’ailleurs, à nous citer, qui résumerait un peu tout ce qu’on s’est dit aujourd’hui ?

Yoko Orimo : Oui, c’est un poète contemporain Japonais, qui s’appelle Kawwaï Kanjiro, qui dit : « Voici le présent où s’est épanoui le passé et voici le présent plein de boutons pour l’avenir. » et aussi je voudrais ajouter un autre poète Indien, Hannyatara Prajnatara, qui dit - c’est toujours autour de la résonance - : « Une fleur éclôt et le monde se lève. »

Merci Yoko Orimo

Remerciements à Madame de Mareuil pour sa gracieuse et fidèle collaboration à la rédaction de la transcription de l’émission.


Livres présentés lors de cette émission :

Le Bouddhisme zen sôtô

Kohô Chisan

Editions : Editions Sully

ISBN : 2 911074 92 0

Dans cet ouvrage, Kohô Chisan Zenji (1879 – 1967) qui fut le supérieur du grand temple Soji-ji, apporte une contribution majeure à la compréhension de la pratique et de la doctrine du bouddhisme zen sôtô.


Le Shôbôgenzô, la vraie Loi, Trésor de l’œil

Maître Dôgen

Editions : Editions Sully

ISBN : 2 911074 88 2

Édition : Tome 2


Le Shôbôgenzô - La vraie Loi - Trésor de l’œil

Maître Dôgen, Yoko Orimo

Editions : Editions Sully

ISBN : 2 35432 003 4 / 978 2 35432 003 4

Édition : Tome 3

Dans ce 3e tome du Shôbôgenzô de Dôgen, traduit avec brillance par Yoko Orimo, l’on retrouve un des textes très importants de Maître Dôgen, sur le temps, intitulé : « Le temps qu’il y a » ( Uji ).


Pourquoi naissons-nous ?

Jacques Brosse

Editions : Editions Albin Michel

ISBN : 2 226 17844 2

Pourquoi naissons-nous ? est l’une des premières questions que pose un enfant ; c’est aussi celle que n’ont cessé de poser les grands maîtres de l’esprit, qu’ils se nomment Bouddha ou Platon, qu’ils soient Pères de l’Église ou soufis. Jacques Brosse, fort de son expérience de maître zen, d’historien des religions et de naturaliste, nous offre ici un ouvrage de maturité. Il explore le mystère de l’existence, du désir qu’ont les âmes de naître et de renaître. Il nous fait partager son émerveillement face à la vie et à la mort, non seulement de l’humain, mais aussi des animaux, des plantes. Convoquant les philosophes d’Orient et d’Occident, il nous initie à l’union de l’âme et du corps, au Dieu révélé et caché, à l’éveil, au destin de l’artiste. Mais, par-dessus tout, il ressort de cette superbe méditation une impertinence, un sens du questionnement qui tisse avec le lecteur une authentique amitié spirituelle.


Présentation : Aurélie Godefroy

Réalisateur : Michel Baulez